[ARCHIVE] La guillotine #MoiAussi

Le mouvement #MoiAussi et les dénonciations d’agressions sexuelles, c’est une période malaisante sur le plan social et aussi sur le plan personnel.

Sur le plan social c’est un moment de désordre. Les moments de désordre arrivent souvent quand quelque chose n’arrive pas à se produire dans l’ordre. On peut faire des parallèles actuellement avec ce qu’il faudra faire pour respecter les cibles du GIEC alors que la classe politique mondiale est incapable de trouver le courage d’agir. Il vient un moment donné où l’ordre établi échoue lamentablement à servir l’intérêt d’un grand nombre de personnes, et ces personnes n’ont alors d’autre choix que d’agir au delà de cet ordre, et donc dans le désordre.

Le désordre déplaît beaucoup. D’abord parce qu’il ne respecte pas les règles du jeu. Pourquoi les victimes ne portent-elles pas plainte en bonne et due forme à la police et ne laissent-elles pas la justice suivre son cours? Est-on prêts à accepter d’apprendre que notre système ne rend pas justice à ces gens et que c’est ce qui les a amené à de tels gestes d’éclat? Tient-on davantage à l’ordre, ou a la justice? Ironiquement, on jugera d’ailleurs d’injuste ce “tribunal populaire” sans réfléchir plus loin à ce qui a obligé ces causes à se traduire hors des vrais tribunaux.

Par définition, le désordre ne peut pas se faire dans l’ordre. Il sera toujours moins codifié, il aura toujours ses zones grises et même ses débordements. La guillotine faisait du feu pendant la révolution française et il y a surement des têtes de trop qui ont roulé, mais est-ce à dire que cette révolution n’avait pas lieu d’être et qu’il aurait fallu que la cour du roi leur octroie un permis de manifester ?

Il y a des moments comme ça où il devient contre productif de défendre l’ordre qui a trahit tout ce gens; Il n’y a de salut que dans la recherche d’un nouvel ordre qui aura su tirer des leçons du passé.

Sur le plan personnel aussi c’est malaisant. C’est d’abord malsaisant pour les gens qui dénoncent. Ces personnes savent dès le départ qu’elles seront victimes d’insultes, de menaces, d’intimidation, de mises en demeure et d’une remise en question parfois médiatisée de leur crédibilité sur la base de critères complètement inappropriés : Comment était-elle habillée ? Pourquoi elle l’a suivi ? Elle avait juste à pas sentir bon !!

Beaucoup semblent présumer que dénoncer publiquement est une chose facile qu’on peut faire sans conséquences, mais même le fait de devoir nommer cette agression peut parfois replonger ces personnes dans des souvenirs très désagréables. Et tant mieux pour celles que ces gestes n’ont pas traumatisé et celles que le non respect de leur consentement n’a pas créé le sentiment d’être une victime : reste que non c’est non peu importe l’impact psychologique généré par l’agression.

Ensuite, bien entendu que c’est malsaisant pour la personne qui est dénoncée. Elles peuvent être conscientes ou pas d’avoir mal agi, mais il est statistiquement très rares qu’elles soient faussement accusées et il n’y a aucune raison logique de les croire davantage que les personnes qui les dénoncent.

Et finalement le malaise pour nous, pauvres badaux qui ne savons absolument rien de l’histoire : nous sommes placés devant trois options imparfaites :

La première est de croire la personne qui dénonce. Souvent on ne sait pas ni cette personne, ni les actes dénoncés. On ignore le degré de violence du geste, et ce désordre fait qu’on se sent à juste titre incapables de savoir ce que mérite la personne accusée dans le sens judiciaire du terme. Et nous ne sommes pas le système de justice, il importe cependant que nous exigieons d’obtenir un système capable d’aborder ce genre de causes avec le plus grand des soins pour les personnes impliquées et la plus grande volonté de rendre justice. Au moins ça. Et, vous savez, lorsqu’on dit de croire les gens qui se disent victimes d’agression, ça ne veut pas dire de suspendre tout sens critique, mais d’agir de façon à ce que ces personnes se sentent libre de parler en cas d’agression et soutenue dans leur accès à la justice.

La deuxième option est de défendre la personne qui est accusée. Ça peut être parce qu’on ne veut pas croire que cette personne ait pu agir ainsi, ou parfois aussi parce qu’on juge justement qu’elle ne devrait pas être victime du “tribunal populaire”. Cette dernière position a le problème d’abord de s’intéresser d’emblée au droit des gens de ne pas être accusé avant le moindre effort d’empathie pour les victimes en général. Je dis en général parce comme on ne connait la plupart du temps ni les victimes ni les gestes reprochés, on ne peut pas faire comme si on jugeait au cas par cas : on agit en suivant une base du raisonnement juridique où on préfère avoir 100 coupables en liberté plutôt qu’un seul innocent en prison.

Le problème est que ce raisonnement n’est pas entièrement transpossable. D’abord parce qu’on n’est jamais en position de priver la personne dénoncée de sa liberté, mais de ses privilèges, et ensuite parce que ce fait là ne justifie absolument pas le backlash que subissent les personnes qui dénoncent, et que les tenants de cette position n’ont pour certains aucun scrupule à déclarer coupable sans présomption d’innocence.

La troisième option est alors la plus populaire et est celle de suspendre son jugement. Elle semble raisonnable : je ne sais rien, je ne les connais pas, en quoi suis-je en position d’avoir une opinion? C’est cette fameuse voie de sortie confortable où on arrive a se convaincre que le choix de ne pas choisir n’est pas un choix et qu’il est donc moralement neutre. Mais est-ce le cas?

Dans le cas de rapports de pouvoir, l’apathie sert toujours le pouvoir. Ceux qui appuient les victimes diront que le pouvoir est du côté des agresseurs alors que les détracteurs du désordre diront que les gens qui causent ce désordre ont renversé les règles du jeu en leur faveur. Est-ce que le peuple français a pourtant déjà été plus fort que l’aristocratie française? On n’a qu’à s’intéresser à ceux qui ont écrit la constitution qui a suivi la révolution pour comprendre que non.

Bien entendu, le désordre donne l’impression que les structures de pouvoir sont inversées, mais il y a toujours un beau gros mouvement contre-révolutionnaire pour le ramener comme avant, idéalement en faisant croire à tout le monde que la révolution a été un succès. A-t-on des motifs raisonnables de croire qu’il y a plus de victimes de fausses dénonciations d’agression sexuelles que de victimes d’agressions sexuelle?

“Oui mais, si il n’y avait qu’une seule fausse accusation mais que ça tombait sur moi ?”

Soyons francs, cette idée est à la base de bien des discours s’en prenant au mouvement #MoiAussi. Bien entendu, on ne la tournera pas comme ça parce que c’est beaucoup trop évident qu’on prend tout un mouvement de lutte pour la justice sociale et qu’on ramène ça à sa petite personne. Alors pour lui donner un verni plus altruiste, on remplacera “moi” pas “vous”. C’est m̶o̶i̶ vous que je défend! Et si ça m̶ vous arrivait à m̶o̶i̶ vous ?

Mais pourquoi craindriez-vous d’être ainsi accusé ? Si on présume que vous n’auriez rien du tout à vous reprocher, vous avez peut-être croisé sur votre chemin des gens assez manipulateurs pour inventer du mal sur vous. Mais pensez-vous que le risque qu’une de ces personnes s’expose à tout un backlash pour vous faire du tort justifie de disqualifier ou de couper les jambes à tout un mouvement de lutte pour le droit des vraies victimes d’avoir accès à la justice ?

Nous avons célébré dernièrement le jour du souvenir en mémoire de gens qui sont allés payer de leur vie pour défendre nos libertés, et on renoncerait aujourd’hui à aider une lutte pour plus de justice sous prétexte que peut-être qu’on a peur qu’hypothétiquement une des statistiquement très rares fausses accusations tombe sur nous ? Mais quels valeureux héros ça fait de nous…

[Écrit le 22 novembre 2022]

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